Edo: un urbanisme de guérilla

Posté par tokyomonamour le 25 octobre 2010

Ando Tadao est l’architecte de la guérilla urbaine. C’est pas moi qui le dit, c’est lui. Il aime considérer la ville comme un champ de bataille, un espace hostile dans lequel l’homme doit se battre pour survivre et ce, au moyen de l’architecture… De la part d’un ancien boxeur professionnel autodidacte (la bio de Tadao est assez extraordinaire), ça ne m’étonne pas.

Mais ce n’est pas d’architecture dont nous parlons ici, mais de défense urbaine. Edo, l’ancien nom de Tokyo, a été fondé par Tokugawa Ieyasu à la fin du 16ème siècle. Le palais et le parc impérial d’aujourd’hui accueillait alors le château du Shogun et c’est de là que la ville s’est créée. Au sud, la baie, à l’est les rivières de Sumida et de Arakawa forment les remparts naturels de défense de la ville. Mais au nord et à l’ouest, une plaine et quelques collines… Si la pax Tokugawa a duré plus de 250 ans, ce n’est pas par ce que les japonais s’étaient soudainement assagis. Ils avaient connu 400 ans de guerres civiles et féodales, vous pensez bien que ça forme les mentalités ! Non, la paix a duré par ce que les shoguns successifs ont toujours mené une politique de contrôle et de prévoyance politique et militaire à l’échelle du pays et bien sûr, à l’échelle de leur capitale, Edo.

Comment protéger la capitale au nord et à l’ouest ? Cette question a du turlupiner le petit Ieyasu dès sa jeunesse. Bien sûr, on a creusé des douves et des rivières artificielles mais face à une armée en marche, c’était bien peu. Alors, Ieyasu a semble-t-il (mettons ça au conditionnel car il n’y a pas de documents officiels attestant la chose) décidé d’utiliser le développement urbain dans une optique défensive. Un peu sur le modèle des Casbah arabes, le développement anarchique urbains, les ruelles étroites, les carrefours en T, les rues qui tournent tous les 50 mètres… Tous ceux qui se sont promenés dans Tokyo ont déjà ressenti cette étrange impression d’anarchie, de se promener dans un labyrinthe, dans une ville qui n’aurait pas été planifié… Quel contraste avec Kyoto ! Le New-York du 9ème siècle a été tracé sur plan, les avenues ont toutes des numéros, le damier était si clair que la structure n’a pas changé de nos jours. Si les Tokugawa avait décidé de clarifier la ville, nul doute qu’ils auraient pu le faire, tant au niveau financier qu’au niveau des technologies de génie civil. Tous les premiers quartiers commerçants de l’est, bâtis sur des zones remblayés (Ginza, Fukakawa, Nihonbashi…) prouvent le niveau technologique de l’époque. Ces quartiers, protégés par les fleuves et la baie, sont d’ailleurs rigoureusement tracés en angle droit… Contraste saisissant avec l’ouest du Château.

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Les quartiers remblayés à l’est et au sud, tracés au carré, en rose

Plutôt que de fonder une ville harmonieuse, les autorités publiques auraient donc volontairement encouragé le développement anarchique des zones de l’ouest. Kagurazaka, Akasaka ou Roppongi, les quartiers les plus Hip de Tokyo, connus pour leurs petites rues si pittoresques et pleines de vie, cette trame urbaine faite d’angles, de culs de sac et de virages constants, qui fait maintenant leur charme, était donc probablement faite pour ralentir une armée d’invasion… De même, on trouve à Tokyo des avenues en rayonnement partant du centre mais peu de chemins périphériques les reliant. Il s’agirait là encore d’une organisation urbaine visant à ralentir les mouvements de troupes ennemis en ville. Ce concept de ralentissement, qui est utilisé dans tous les châteaux forts nippons, (qui ne sont pas, à la différence des châteaux européens, coupés du reste de la ville par des douves finies et un pont levis, mais reliés par des langues de terre qui s’étendent et tournent et retournent sur plusieurs centaines de mètres, parsemés d’escaliers en pierre visant à stopper la cavalerie…) a été utilisé à une échelle plus grande pour la capitale du pays.
Plus efficace et plus économique qu’une Muraille gigantesque, les habitants servaient sans le savoir la défense du bakufu.

Alors la prochaine fois que vous arpenterez ces quartiers si pittoresques des arrondissements de Minato et de Shinjuku, essayez d’imaginer des troupes ennemis, naginata et katanas en mains, dans ce labyrinthe urbain, au milieu des cris de guerre et des ordres tonitruants, tentant de se retrouver dans ce dédale, rebroussant chemin face à un cul de sac inattendu ou à une route débouchant sur des rizières, le tout sous les tirs des archers et des mousquetaires du shogunat … Un peu comme Bagdad mais il y a 300 ans et sans GPS…

Le système ne fut malheureusement jamais testé. Edo tomba en avril 1868 face aux troupes de Saigo Takamori, sans un coup de feu… Et les troupes rebelles qui se soulevèrent 1 mois plus tard combattirent dans l’actuel parc d’Ueno, résistance de courte durée qui s’acheva en juillet.
Les villes les plus imprenables sont souvent celles qui se rendent sans combattre, car leurs assiégeants ne s’y frottent jamais sans une puissance de feu écrasante. Le paradoxe de la surpuissance.

6 Réponses à “Edo: un urbanisme de guérilla”

  1. Ost dit :

    Merci pour ces informations.

  2. tokyomonamour dit :

    Toujours heureux de pouvoir aider.

  3. 1GAE dit :

    Fascinant ce modèle d’urbanisation, merci pour le billet! J’adore explorer Tokyo sans carte, j’aime le défi que ça représente. Vrai que c’est frustant parfois de tourner en rond, mais les découvertes inopinées compensent largement. Il n’y a pas de forteresse imprenable…

  4. tokyomonamour dit :

    Je partage ton plaisir pour l’exploration urbaine. Tokyo est une ville si vaste et si variée qu’elle ne cesse de surprendre. Et sans carte, c’est parfois un défi. Il n’est pas facile de trouver des repères avec toutes ces collines, ces autoroutes aériennes et ces buildings…
    De ton côté, à Edogawa, il me semble que les rues sont plutôt droites et les plans bien tracés. C’est mieux quand on est à vélo :)

  5. Kanta dit :

    C’est très intéressant de faire le parallèle avec le Paris du 19ème, à vrai dire !

    Pour avoir un peu étudié la question, la démarche était totalement différente – et dépendait, faut-il croire, de réalités politiques différentes.

    Paris avait une longue histoire de soulèvements populaires décisifs (1789, 1830, 1848…). De fait, bien que le danger pût venir d’une nation étrangère (relativement éloignées de Paris tout de même), il ne venait en tout cas pas de vassaux indisciplinés (typiquement le cas du Japon, en revanche), vu le degré d’unification de la monarchie absolue et de la période napoléonienne. Du coup on s’en contenté d’une grande (et anachronique) muraille autour de la ville, juste au cas où.
    Le problème venant plutôt de ses habitants indisciplinés, on a fait tout l’inverse : élargir les rues et faire de grands boulevards bien droits pour permettre à l’armée et à la cavalerie de charger, et empêcher la construction de barricades efficaces du fait de la largeur impressionnante des avenues haussmanniennes. Sans compter le fait qu’historiquement, ces grands boulevards reliaient entre elles les différentes casernes de la capitale… Bref, c’est bien parce que les tokyoïtes étaient « sages » que ce genre de choix a été possible.

    Et c’est bien vrai qu’à part la Commune de 1870 (parce que les Français sont quand même très forts pour se rebeller, et qu’il faut une exception pour confirmer la règle), Paris n’a plus jamais connu d’insurrection réelle. Comme quoi, l’urbanisme, ça joue !

  6. tokyomonamour dit :

    Merci pour ce petit précis historique sur Paris. Comparaison tout à fait pertinente!!!

    L’urbanisme, c’est l’expression du pouvoir, de la situation politique ou sociologique d’une communauté. C’est ce que j’aime dans cette discipline, que je découvre à mesure que j’écris, son côté « total »: elle touche au politique, au social, au militaire, au logement etc. Tous les aspects de la vie collective en fait. Et on peut voir les orientations présentes et parfois futures d’une société dans ses modes d’urbanisme. Fascinant.

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